Le Temps: (29 Octobre 2013)
Anne-Sophie Gindroz
Anne-Sophie Gindroz, ancienne directrice d’Helvetas au Laos, décrit le climat effrayant qui règne dans ce pays qui brade ses ressources aux compagnies étrangères et fait taire toute contestation.
En décembre 2012, Sombath Somphone suivait sa femme au volant de sa voiture pour rentrer chez eux à Vientiane, la capitale du Laos. Sur l’avenue de Thadeua, il fut tiré hors de son véhicule par des agents de police. Ni sa femme ni aucun de ses proches ne revit Sombath après cet épisode.
De nombreux gouvernements, des personnalités internationales, des parlementaires et organisations de la société civile ont cherché en vain à savoir où il se trouvait. Et la cause du droit à la terre des populations rurales au Laos, que Sombath s’efforçait de faire reconnaître, reste toujours largement ignorée
Des compagnies multinationales se ruent sur le Laos et d’autres pays dits «sous-développés» pour y acheter des terres ou les droits sur les ressources que leurs sous-sols recèlent auprès de gouvernements locaux, régionaux et nationaux. Dans de nombreux pays, les terres ont un immense potentiel pour des opérations minières, agricoles et forestières. Du bois d’arbres plusieurs fois centenaires est pratiquement bradé par des gouvernements de pays pauvres au nom du développement économique.
Au Laos, selon les estimations officielles les plus conservatrices, les transactions foncières portaient déjà, fin 2012, sur 1,1 million d’hectares de terres. Une surface supérieure à celle consacrée à la culture du riz, la plus importante denrée alimentaire du pays. D’autres sources non officielles estiment que les concessions foncières au Laos sont en réalité trois fois supérieures à ce chiffre.
Ces transactions nourrissent une croissance macroéconomique impressionnante. Le produit intérieur brut (PIB) du Laos par exemple a augmenté de 8% en moyenne ces dernières années.
Mais ces indicateurs très positifs peuvent cacher bien des choses. Dans le secteur de l’agriculture par exemple, des profits considérables sont générés par ces plantations industrielles étiquetées «projets de développement» et qui s’étendent sur des concessions octroyées par des gouvernements souvent au détriment de communautés locales. Ce genre d’opérations ne tient pas toujours compte des besoins de celles et ceux vivant déjà sur ces terres. En réalité, certains projets non seulement ne bénéficient pas aux plus pauvres, mais créent de la pauvreté, en particulier là où les investissements sont importants et rapides, dans des pays dotés d’un cadre légal insuffisant et qui ne disposent pas des capacités pour négocier et assurer un suivi de ces méga-projets.
Ce modèle d’investissements directs étrangers ne devrait pas être aveuglément adopté lorsqu’il implique l’exploitation de ressources naturelles dont dépendent les communautés locales pour leur subsistance. Car le développement économique doit être centré sur les populations, se traduire par des améliorations de leurs conditions de vie, et non pas les déposséder de ce qu’elles ont.
Cette cause, c’est le travail de Sombath, une des personnalités les plus respectées de la société civile du Laos. Sombath a toujours plaidé pour un développement axé sur le bien-être des populations et pour la protection de l’environnement dont dépendent les Laotiens. Récemment, Sombath a créé le premier espace de dialogue public où les gens peuvent partager leurs expériences. Ils parlent non pas de croissance économique, mais de bonheur et de souffrances.
Globalement, cette compétition croissante pour les forêts et les terres des pays en développement affecte directement la vie de plus de 2 milliards de personnes. On entend souvent dire que ces terres seraient inhabitées si elles n’étaient pas «développées». C’est absurde. Si des communautés nomades occupent même les étendues arides des déserts de Gobi et du Sahara, comment les paysages luxuriants de l’Asie du Sud-Est et ailleurs peuvent-ils être «vides»? En particulier là où les terres arables sont limitées, la sécurité alimentaire menacée, et les systèmes de subsistance vulnérables.
Dans des contextes caractérisés par un déséquilibre des pouvoirs et par l’absence de relais pour faire entendre les voix de ceux qui sont les victimes de l’accaparement de leurs ressources, les gouvernements prennent et imposent des décisions unilatérales, sans participation démocratique, alimentant ainsi un nombre croissant de conflits fonciers. Et pour les communautés qui perdent leur terre, la quête de justice est un chemin très compliqué, incertain et parfois dangereux.
Alors que des appels se font entendre au Laos et ailleurs pour l’ouverture d’un débat public sur les questions de développement, ceux qui tentent de faire entendre et de donner la parole au peuple sont eux-mêmes menacés, et toute voix dissidente est réduite au silence. La disparition de Sombath pourrait en être une preuve tragique de plus.
Il y a un besoin urgent, au Laos comme dans de nombreux pays, d’assurer que le droit à la terre soit le moteur d’un développement équitable, de gestion durable de l’environnement et de souveraineté alimentaire. La communauté internationale se doit d’englober cette réalité au moment où elle redéfinit ses objectifs pour mettre un terme à la pauvreté dans le cadre des discussions sur les Objectifs du millénaire. Le défi sera ensuite de passer des paroles aux actes.
De plus en plus de voix s’élèvent contre le fait que les gouvernements favorisent les compagnies étrangères au détriment des paysans locaux, estimant que la terre doit d’abord nourrir les villages.
En se délaissant de leurs terres, les pays en développement se dépossèdent de leur souveraineté et plus encore. Les habitants du Laos, en particulier ceux pour qui Sombath Somphone s’est engagé, sont les témoins récents du côté sombre de ces transactions.