Libération: 17 Septembre 2013
GRAND ANGLE: Fondateur d’une ONG de soutien aux paysans, le très respecté Sombath Somphone, 62 ans, a été enlevé il y a dix mois à Vientiane, dans des conditions troubles que les autorités laotiennes, vraisemblablement impliquées, ne cherchent pas à élucider, en dépit des pressions internationales.
Une silhouette familière au volant d’une Jeep, aperçue furtivement dans un rétroviseur. C’est la dernière image que Shui Meng Ng a de son mari, le Laotien Sombath Somphone. Ce 15 décembre 2012 en début de soirée, rue Thadeua, dans l’est de la capitale laotienne, Vientiane, Shui Meng Ng, elle-même citoyenne de Singapour, conduisait sa voiture, précédant le véhicule de son mari de quelques dizaines de mètres. Elle n’a rien vu de spécial. Ce n’est qu’une fois rentrée au domicile familial qu’elle s’est inquiétée de son absence. Depuis, personne n’a revu Sombath Somphone, un directeur d’ONG âgé de 62 ans, unanimement respecté en Asie du Sud-Est pour ses décennies de dévouement dans le domaine du développement rural. Huit mois plus tard, l’impression initiale selon laquelle les autorités laotiennes sont impliquées dans cette disparition est devenue écrasante.
Vidéo et pick-up blanc
«Le Laos est un pays trompeur, nous n’avons pas d’image de répression car la répression n’est pas visible», dit Anne-Sophie Gindroz, qui a travaillé pour l’ONG Helvétas pendant plusieurs années au Laos avant d’en être expulsée en décembre. De fait, cet ancien protectorat français, enclavé entre la Thaïlande, le Vietnam et la Chine, a toujours bénéficié d’une image plus favorable que la Birmanie voisine. Les touristes apprécient l’apparente quiétude de ce pays, souvent décrit dans les guides comme un «havre tropical», riche de ses pagodes bouddhiques, de ses éléphants et de superbes sites historiques, comme le temple de style angkorien Vat Phou. Une image soigneusement entretenue par le régime communiste. Mais les Laotiens et les étrangers qui vivent ici savent que la réalité est tout autre.
Au lendemain de la disparition de Sombath, son épouse s’est rendue au commissariat, près de l’endroit où elle avait perdu sa trace. Or, les auteurs de l’enlèvement ont commis une double erreur : ils n’ont pas tenu compte de la présence de caméras de sécurité dans les rues de Vientiane, à des fins de «contrôle social» ; de plus, ils ont oublié de demander aux policiers de faire disparaître les images prises par ces caméras au moment de l’enlèvement. Aussi, les agents du commissariat ont-ils serviablement montré à Shui Meng la vidéo prise au moment fatidique. Elle montre deux policiers discutant avec Sombath, qui a arrêté son véhicule au bord de la route. Après quelques minutes, un pick-up blanc, tous clignotants allumés, arrive et Sombath est poussé à l’intérieur par des hommes en civil. Shui Meng a eu la présence d’esprit de copier cette vidéo (1). Juste après, comme si elle avait reçu un ordre, la police a refusé à quiconque, y compris aux ambassadeurs occidentaux, de visionner la vidéo originale. Une offre d’assistance technique de l’ambassade américaine pour identifier l’immatriculation du véhicule a été repoussée, bien que les autorités laotiennes aient reconnu ne pas avoir les moyens d’analyser les images.
Depuis, la police laotienne, pourtant si efficace lorsqu’il s’agit de réprimer des manifestations prodémocratiques, comme en 1999 – des étudiants rassemblés dans le centre de Vientiane pour réclamer le multipartisme avaient été promptement arrêtés et condamnés à de longues peines de prison -, a fait preuve d’une rare incompétence, à moins, disent certains, qu’il ne s’agisse de mauvaise foi. «J’ai vu plusieurs fois la police municipale, qui m’a posé des questions très basiques, par exemple si j’étais vraiment mariée avec Sombath, mais ils ne m’ont donné aucune information substantielle», indique Shui Meng, une femme frêle, mais dont le ton ferme trahit un caractère énergique et combatif. Progressivement, la police s’est montrée de plus en plus réticente à s’exprimer sur l’affaire. Les avis de recherche avec la photo de Sombath que Shui Meng avait affichés à Vientiane ont été retirés par les autorités. «Le ministre laotien des Affaires étrangères nous a servi des mensonges ridicules, disant que ce n’était peut-être pas Sombath sur la vidéo», s’indigne Soren Bo Sondergaard, un eurodéputé danois qui s’est rendu fin août à Vientiane pour interroger les autorités sur l’enquête. Malgré les risques potentiels pour sa sécurité, Shui Meng a décidé de rester avec sa famille à Vientiane. «Nous ne devons pas nous laisser intimider. C’est nous qui sommes les victimes», dit-elle.
L’équivalent du prix Nobel de la paix en Asie
C’est que cet enlèvement est très embarrassant pour le régime. Sombath est de loin le directeur d’ONG le plus connu du Laos. Au cours des dernières décennies, il a gagné l’estime de très nombreux représentants de la société civile en Asie du Sud-Est. Diplômé d’agronomie de l’université de Hawaï en 1978, il avait fait le choix difficile et critiqué par certains de ses amis de revenir au Laos, tombé en 1975 sous la coupe des communistes. «C’est un homme très courageux. Son travail au sein du monde rural est excellent et il a toujours informé le gouvernement de ses initiatives», indique l’écrivain thaïlandais Sulak Sivaraksa, qui l’a connu à Hawaï. Toujours souriant sous ses cheveux blancs coupés en brosse, souvent vêtu d’une rugueuse chemise traditionnelle sans col, Sombath exhale la simplicité et l’harmonie prônées par le bouddhisme. «Vous devez jouir de la vie, mais de façon consciente. Ce n’est pas une vision pessimiste, mais ce n’est pas une vision optimiste non plus. Il y a des bons et des mauvais moments. Si vous pouvez accepter cela, rien ne vous blesse vraiment», disait-il dans un entretien quelques mois avant sa disparition.
En 2005, il a reçu le prix Magsaysay, l’équivalent du prix Nobel de la paix en Asie, pour son travail dans le domaine du développement rural et de l’éducation sous l’égide de l’organisation PADETC, qu’il a créée en 1996. Cette ONG, la première dans le domaine de l’éducation au Laos, a mis en place de multiples initiatives comme la promotion des technologies vertes et le soutien aux micro-entreprises agricoles en insistant sur la formation des jeunes. Il était conscient des énormes lacunes du système éducatif, rigide et ne développant ni la pensée créative ni «le cœur».«Notre système d’éducation ne met pas en valeur la bonté qui existe à l’intérieur des personnes. Ils apprennent aux gens à être plus compétitifs et moins attentionnés», déplorait-il.
Sombath n’a jamais été un opposant au régime, il a au contraire constamment privilégié la collaboration avec le gouvernement. «Ce n’est ni un révolutionnaire ni un agitateur. Il n’a jamais réclamé le multipartisme. Il travaillait avec le gouvernement dans le cadre de projets très modestes», indique un diplomate occidental à Vientiane. Mais, sous la férule d’un régime aux relents staliniens où la liberté d’expression et d’association n’existe pas et où l’expression «droits de l’homme» est suspecte, même de modestes tentatives pour donner une voix aux gens du peuple peuvent braquer les autorités.
La disparition de Sombath a immédiatement provoqué de vives réactions internationales. Le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, a exhorté deux fois les autorités laotiennes à mener une enquête approfondie. Et l’Union européenne leur a, elle, demandé de faire en sorte «que Sombath soit restitué à sa famille». Des amis de Sombath, des militants d’ONG et des universitaires, ont constitué un groupe pour maintenir la pression sur les autorités, qui n’ont jamais fait face à une telle campagne de la part de la communauté internationale. Pourtant, les autorités laotiennes jouent la stratégie du silence, espérant que l’affaire s’éteigne.
Confiscations de terres
Pourquoi cet embarras ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur les raisons possibles de l’enlèvement. Sombath Somphone a joué un rôle clé dans l’organisation, en 2012, du Forum des peuples Asie-Europe, un rassemblement des ONG des deux continents qui s’était tenu deux semaines avant le Sommet Asie-Europe des chefs d’Etat et de gouvernements (Asem). En tant que coprésident du comité organisateur, Sombath avait coordonné l’élaboration de «la Vision laotienne», un document résultant de consultations avec les communautés villageoises et les organisations de la société civile du Laos. «Ce document disait que l’essentiel n’est pas forcément la croissance économique, ce qui remettait en cause la stratégie du gouvernement», indique Anne-Sophie Gindroz. Le gouvernement a interdit sa distribution. Lors du Forum des peuples, des villageois laotiens avaient pris publiquement la parole pour parler des confiscations de terres, souvent au profit de firmes vietnamiennes ou chinoises de plantations d’hévéas ou d’exploitations minières. Cette question des terres est devenue l’un des problèmes les plus aigus dans un pays où, selon un diplomate, «l’obsession de la croissance économique a remplacé l’obsession du marxisme-léninisme». Immédiatement après leur intervention au forum, et encore par la suite, les villageois ont été menacés par des officiels laotiens. Sombath a tenté d’intercéder auprès du gouvernement pour régler le problème. Il a été enlevé quelques jours plus tard.
Selon plusieurs sources, il semble qu’une fois le sommet de l’Asem terminé, la direction du Parti communiste ait évalué ce qui s’était passé. Le rôle de Sombath aurait été évoqué. «Il est possible que quelqu’un au sein du pouvoir ait interprété ces propos comme un ordre d’agir, en pensant “Sombath est allé vraiment trop loin”», indique une source européenne à Vientiane. Un Laotien requérant l’anonymat va dans le même sens : «Au niveau du Comité central du Parti communiste, je ne pense pas que tout le monde était d’accord pour l’enlèvement. La décision a été prise par un petit groupe de dirigeants conservateurs.» Si les autorités continuent dans le déni, c’est peut-être, estime ce Laotien, qu’«il est déjà trop tard», Sombath pourrait avoir été tué juste après son enlèvement.
Par ailleurs, «certains membres du gouvernement sont embarrassés par cette disparition, mais ils doivent maintenir un front uni, car le groupe qui a organisé l’enlèvement est beaucoup plus fort qu’eux», estime le parlementaire philippin Walden Bello, qui a mené en février une délégation parlementaire de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est à Vientiane pour interroger les dirigeants laotiens. Au retour de sa mission fin août, le député européen Sondergaard a estimé qu’il y avait un aspect positif : il n’y a pas eu d’autres enlèvements depuis la disparition de Sombath. De fait, sa disparition est loin d’être un cas isolé. «Il n’y a pas au Laos de violations massives de droits de l’homme, comme c’était le cas en Birmanie, mais des disparitions ici et là. Les parents des personnes enlevées sont terrorisés, ils ne veulent même pas en parler. Le plus grand danger au Laos est la conspiration du silence», confie une résidente à Vientiane.
(1) La vidéo est visible sur le site www.sombath.org
Max Constant, envoyé spécial à Vientiane