Par Bruno Philip (Lettre d’Asie)
Depuis bientôt trois mois, Sombath Somphone, 62 ans, personnalité éminente de la société civile du Laos, militant écologiste et de la cause du développement durable, figure mondialement reconnue par ses pairs comme incarnant la voix déterminée des paysans les plus pauvres de son pays, a disparu. Le 15 décembre 2012, il a pris sa voiture et s’est évaporé.
Les dernières images que l’on a peut-être de lui sont celles, floues, de caméras de surveillance filmant un homme qui pourrait être Sombath à un poste de police où il venait de s’arrêter pour montrer ses papiers lors d’un contrôle sur une grande avenue de Vientiane, la capitale du Laos.
Toujours selon les images des caméras, il serait descendu de sa Jeep avant que, quelques minutes plus tard, un homme en civil monte dans sa voiture et démarre. Une dizaine de minutes après, le film montre un autre personnage prenant le volant d’un camion blanc. Un passager – peut-être Sombath – se place alors sur le siège passager et le véhicule démarre.
Les amis du disparu de Vientiane redoutent qu’il s’agisse d’un enlèvement organisé sinon par le pouvoir, tout au moins par des gens proches du pouvoir. Ou par des “éléments incontrôlés” de “services”. A l’appui de cette thèse, les prises de position écologiques de Sombath, activiste pétri de convictions bouddhistes et prompt à critiquer les dérives capitalistes d’un régime “socialiste” : les leaders laotiens sont les héritiers du mouvement Pathet Lao anti-américain et anti-impérialiste qui avait fini par s’emparer du contrôle du pays à la fin de la guerre du Vietnam. Depuis 1975, le Parti populaire révolutionnaire lao (PPRL) s’est maintenu au pouvoir et a évolué “à la chinoise” en un système mêlant ouverture à l’économie de marché et strict contrôle politique.
Mais qui, cependant, aurait eu intérêt à décider de se débarrasser de cette personnalité dont la disparition ne peut que donner à la République démocratique et populaire du Laos une réputation douteuse ? Sombath a tout de même reçu en 2005 l’équivalent asiatique du prix Nobel, le Ramon Magsaysay Award qui récompensa son travail auprès des paysans et le succès de son Centre d’entraînement au développement participatif, une ONG aidant les fermiers au niveau local.
Qui aurait eu intérêt à se lancer dans une telle aventure quelques semaines après la tenue, en novembre, à Vientiane, du sommet Asie Europe (ASEM), pour lequel chefs d’Etat et de gouvernement de nombre de pays européens et asiatiques, François Hollande en tête, avaient fait le déplacement ?
L’événement avait placé pour quelques jours le Laos sous les projecteurs, et fait connaître au monde l’émergence socio-économique modeste mais sûre de ce petit pays enclavé et pauvre en train de secouer sa séculaire torpeur. Fin 2012, le Laos a même intégré l’Organisation mondiale du commerce.
Difficile de trouver des réponses satisfaisantes et précises à la question de savoir qui pourrait être précisément responsable… “Je n’ai aucune idée de ce qui a pu se passer”, nous a confié récemment au téléphone depuis Vientiane l’épouse de Sombath, Ng Shui Meng, une Singapourienne qu’il avait rencontrée dans les années 1970 à Hawaï, où il faisait des études de sciences de l’éducation et d’ingénieur agronome.
Les autorités nient toute implication dans cette disparition. Elles assurent que la police met tout en oeuvre pour retrouver Sombath. Récemment, le quotidien officiel anglophone The Vientiane Times a publié un communiqué émanant du directeur adjoint de la police, le colonel Phengsavanh Thipphavongxay, qui détaille les circonstances de la disparition de Sombath. S’appuyant sur les images des caméras de surveillance, le colonel indique que rien ne permet de “vérifier” si l’un des hommes filmés est bien le disparu. Il réitère aussi la thèse officielle selon laquelle Sombath aurait pu être la victime ou l’objet d’un règlement de comptes personnel.
Avant le sommet de l’ASEM, Sombath Somphone avait présenté un rapport critique du système de développement choisi par les autorités de son pays. Remarquant que le Laos avait expérimenté tour à tour, depuis près de quarante ans, un modèle de type soviétique, avant d’évoluer vers plus de libertés économiques de type capitaliste, il affirmait dans ce rapport : “Ces deux types de modèle ont connu certains succès mais ils ont aussi échoué à satisfaire les attentes d’une majorité de la population laotienne, surtout en termes d’amélioration du bien-être des gens et des conditions de vie des Laotiens des zones rurales, qui forment la majorité de la population.”
A ce propos, Shui Meng, son épouse, avoue rester perplexe : “Je ne peux répondre ni positivement ni négativement à la question de savoir si sa disparition est liée à ses prises de position. Mais j’ai quand même du mal à imaginer qu’elles puissent en être la raison. Ça serait complètement disproportionné ! En plus, il a souvent travaillé en bonne intelligence avec des gens du gouvernement. Certains d’entre eux m’ont même fait parvenir des témoignages de leurs sympathies…”
A Vientiane, on sait que les éléments les plus modernes et les plus ouverts du système semblent bien embarrassés par les mystères de l'”affaire Sombath”. Il reste à espérer que, quelles que soient les raisons de sa disparition et les responsables de son enlèvement présumé, une solution soit trouvée rapidement pour qu’il réintègre dès que possible la communauté des hommes libres.